Et si on n’allait pas sauver le monde ? - Propositions pour une éthique de la situation


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3. La fin du mythe du progrès ?


Objet: A lire : la fin du mythe du progrès
Coucou mon chéri,
Je suis dernièrement tombée sur une interview d’une amie journaliste et grande reportrice, Florence Aubenas, qui est une référence dans le monde de la presse. Ses reportages sur le Rwanda, l’Afghanistan ou l’Irak, aussi bien que sur le procès d’Outreau, ont marqué les esprits.
Née en Belgique en 1961, Florence Aubenas a fait la plus grande partie de sa carrière de journaliste à la Libération avant de devenir grande reportrice au Nouvel Observateur, en septembre 2006. Retenue en otage pendant près de cinq mois à Bagdad, elle est devenue, en 2005, une célébrité médiatique. Depuis juillet 2009, elle est présidente de l’Observatoire international des prisons.

Elle a coécrit un livre que je trouve très intéressant : Résister c’est créer qui porte un regard vraiment intéressant sur une lecture de la fin du mythe du progrès, c’est pour cela que je te partage l’interview. Il me semble que cela pourrait avoir des pistes de réflexion pour des tensions que tu peux avoir avec certains membres de notre belle famille. J’ai sélectionné la partie de l’interview qui me paraissait la plus propice. N’hésite pas à revenir vers moi pour faire une petite papote. Belle lecture !

Avec Amour
Grand Ma

Interview (fictive) de Florence Aubenas pour l’université de Bruxelles, juin 2019.
Université: Florencel, pouvez-vous nous éclairer sur ce que vous nommez un changement de signe de l’avenir.

Florence: Tout d’abord, je pense que nous vivons une période que je qualifierais d’obscure. On pourrait imaginer que le signe de l’avenir est passé du positif au négatif au cours du XXe siècle.
Je m’explique : il n’y a pas si longtemps, en occident, nous vivions au rythme d’une grande promesse ! Cette promesse nous allons l’appeler progrès ! Ce rêve merveilleux où tout le monde allait pouvoir vivre à l’américaine, suivre des études, manger à profusion, ne plus se salir au champ et dans la forêt. Ce rêve de mondialisation, d'échanges internationaux, de confort matériel pour tous etc. Une grande partie de la population s'identifiait et se ralliait à cette promesse. Je ne vais pas rentrer dans les détails de cela aujourd’hui mais disons qu’aujourd’hui ça ne tient plus. Il y a pas mal d’études qui traitent de cela.

Université: Mais vous n'allez quand même pas nier le progrès ?

Florence: La promesse qui ne fait plus de sens, c’est ce que je vais appeler le Progrès avec un grand P. C’est le progrès idéologique qui souhaitait généraliser la vie à l’américaine pour toutes et tous. Aujourd’hui, on peut voir que cette grande promesse n’est ni généralisable ni soutenable et qu’elle est de moins en moins souhaitable.

Université: Qu’est ce que vous entendez par non généralisable ni soutenable ?

Florence: En résumé très rapide. Aujourd’hui si on souhaite généraliser la vie à l’américaine pour tou.te.s, il faudrait plus de 5 planètes. L’empreinte écologique de la vie telle que nous la menons aujourd’hui, en suivant ce que nous invite à faire ce Progrès, n’est pas soutenable. Les capacités de la terre ne suivent plus et les ressources s’épuisent. C’est l’information qu’on peut recevoir en juin en Belgique, quand le journaliste dit “le 12 juin est le jour de dépassement cette année en Belgique”.

Université: Et pourquoi pas souhaitable ?

Florence: Cette partie est toujours plus délicate à expliquer de mon point de vue. Des courants philosophiques remettent en grande partie en question le lien entre être heureux et ce Progrès. C’est une longue discussion qui sort un peu du cadre de notre interview je pense.

Université: D’accord Florence, vous ne croyez donc plus au progrès ?

Florence: Comme je l’ai dit, je ne crois plus à l’idéologie du Progrès. Par contre, je ne nie pas que le monde est en évolution grâce à ce que l’on pourrait appeler des progrès avec un petit p. Il y a eu une multitude de progrès techniques au cours des dernières décennies qui ont pu potentiellement augmenter les qualités de vie. Cependant, je pense qu’il est très important de regarder tout progrès au sein d’un contexte. Tout progrès a toujours son lot de conséquences.

Université: On pourrait parfois avoir tendance à croire qu’on pourrait nous proposer des retours en arrière ?

Florence: Oui, certaines expériences militantes sont aujourd’hui vues comme une régression. Un peu comme si on voulait retourner au vieux monde, où on vivait de rien, des champs, dans des conditions misérables. Pendant des années, nous avons essayé de nous émanciper de ce monde en suivant la ligne directrice du Progrès et aujourd’hui, des personnes se mettraient à vivre comme un paysan, une paysanne d’antan, dans des conditions misérables. Aujourd’hui, des personnes ne s’identifient pas à d’autres futurs, et nous avons donc la promesse du Progrès qui peut encore pousser dans le dos.

Université: Bon d’accord, mais avec tout ce qu’on peut entendre sur les bouleversements climatiques, socio, politiques, etc comment pourrions-nous continuer à croire à ce Progrès ? De plus, nous savons aujourd’hui que nos manières de vivre bouleversent la planète et mettent en péril nos avenirs ?
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Florence: J’entends tout à fait vos questionnements. J’appelle la période que nous vivons “obscure” car je pense qu’aujourd’hui, il n’y a plus de promesses merveilleuses et unificatrices. Nous ne croyons plus que l’avenir sera meilleur. Nous pouvons plutôt ressentir que demain sera plus dur, plus dangereux, plus chaotique etc. C’est une des raisons pour laquelle je dis que le signe de l’avenir à basculé du positif au négatif. Aujourd’hui, les contemporain.e.s commencent à avoir de grosses difficultés à croire en une promesse d’un demain qui serait meilleur! Nous sortons de ce que nous pourrions appeler une période lumineuse et nous ne savons que faire. Nous ne sommes pas confrontés au renversement de tel dictateur ou telle dictatrice. La direction n’est pas simple : renverser. Nous nous retrouvons aujourd’hui avec de multiples directions, toutes les choses sont à revoir. Il n'y a plus de trottoir d'en face depuis lequel nous pourrions nous sortir des situations.

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