Et si on n’allait pas sauver le monde ? - Propositions pour une éthique de la situation


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4. On a toutes les informations et on ne change pas!



Coup de téléphone: Et si on se mettait à y réfléchir ?

Jo: Coucou Grand Ma, tu vas bien ?

Grand Ma: Oui très bien et toi ? As-tu reçu mon mail ? Tu en as pensé quoi ?

Jo: Oui ça va. Ben écoute, j’ai peut-être pas saisi tous les détails mais cette idée de changer de façon de voir le monde de demain (de meilleur à pire) m’a interpellée.

Grand Ma: Oui, je me suis dit que ça pouvait être utile de partager cela, car cela permet de mieux cerner les réactions de certaines personnes dans nos entourages ! Sans avoir envie de les juger, en tout cas, moi ça permet de prendre du recul !

Jo: Oui je comprends Grandma. Par contre je reste un peu bloqué, car oui ok le signe de l’avenir à basculé… Mais, aujourd’hui on a toutes les informations qui devraient pousser la population à agir pour changer notre manière de vivre, nos impacts ! Et il se passe quoi ? J’ai vraiment l'impression que rien ne bouge !

Grand Ma: C’est sûr que ce serait merveilleux si tout le monde pouvait se mettre à changer pour vivre en harmonie sur notre belle planète ! Par contre, mon chéri, moi je ne crois pas du tout à cela ! Cette nuit, j’ai eu une insomnie et j’ai pas mal pensé à ce qu’on pourrait faire ensemble ! Est ce que tu serais partant pour qu’on prenne du temps pour un peu aller creuser ce genre de questionnement ? Tu sais bien que la philo, les questions qui touchent aux mouvements sociaux, la manière dont on pense et réagit au monde, c’est un peu mon dada. Ce serait une joie pour moi de partager un peu de chemin autour de ces questions avec toi ! Et en plus, je connais pas mal d’amis et d’amies philosophes qui viennent souvent chez moi ! Je me suis dit qu’on pourrait leur proposer de parfois se joindre à nous, ils et elles aiment beaucoup parler de ça, tu verras !

Jo: Ben je ne sais pas Grand Ma, je ne sais pas si j’ai le temps de faire du blabla… Moi je veux agir et changer les choses !

Grand Ma: Attends une seconde, Jo ? D’après toi des questionnements sur notre manière d’agir, notre manière d’être en relation avec le monde qu’on vit ce n’est pas de l’action ? C’est quoi de l’action pour toi ?

Jo: Ben s’activer, bouger, faire des choses qui modifient notre manière de vivre.

Grand Ma: Et bien bonne nouvelle, c’est aussi ce que je te propose ! Je m’explique : je pense que se questionner sur notre manière de penser, c’est de l’action ! Si on change notre manière de comprendre la vie, si on comprend et sent mieux les choses qui nous impactent, l’action se voit changée !

Jo: Mais comment peut-on changer les choses à discuter ?!

Grand Ma: Tout dépend de la définition que tu donnes à penser.
Gregory Bateson disait : « on peut définir penser comme quelque chose qui résiderait ‘dans notre tête’ ou comme quelque chose qui structure nos liens avec le monde. »
Je te propose de ne pas isoler la discussion d’un contexte ! Ces discussions seront accrochées à des contextes, et donc peuvent potentiellement bouleverser tes regards sur le monde ! Ce que je te propose c'est d'avoir une ou deux paires de lunettes en plus à travers lesquelles regarder la vie. Multiplier nos regards sur le monde modifie notre manière d’agir ! Ce que je veux te proposer c’est un agir plus juste, plus humble et plus éthique !
Comme le disait un autre philosophe François Flahault : ”Autrement dit, les manières de penser sont toujours aussi des manières d’être. Croire que l’on peut isoler radicalement les premières des secondes, c’est croire qu’il est au pouvoir du sujet connaissant de transcender radicalement ce qu’il est en tant que sujet existant.”

Jo: Ok, tu as l’air de savoir de quoi tu parles. Je veux bien te faire confiance on a qu’à essayer et on verra.

Grand Ma: OK super ! Viens à la maison la semaine prochaine ! On commencera par un premier sujet à deux. Si ça te plait, on verra comment on continuera par la suite !

Jo: OK, on peut essayer.

Grand Ma: Je vais t’envoyer un écrit par mail, que je trouve très intéressant. On partira de là. Aller je te laisse à la semaine prochaine.




Objet: De l’information qui nous laisse dans l’impuissance

Coucou mon chéri,
Comme promis, je te partage un petit texte que je trouve pertinent pour commencer nos échanges. Il a été écrit par un ami philosophe, Miguel Benasayag, qui a pas mal collaboré avec Angélique del Rey. Ici le texte est issu du livre Connaître est agir.

Pour t’en dire quelques mots, Miguel est né en 1953 à Buenos Aires, c’est un philosophe et psychanalyste franco-argentin. Spécialiste de Spinoza et chercheur en épistémologie, il est aussi un ancien résistant guévariste qui fut emprisonné et torturé par la junte au pouvoir dans l'Argentine des années 1970, alors sous dictature militaire.
Miguel est de ceux qui ont compris que notre époque est celle de l’effondrement d’un grand rêve : celui des lendemains qui chantent. Plus précisément la faillite du développement « à l’occidentale » : notre modèle de vie, parce qu’il crée un désastre environnemental et des inégalités de plus en plus insupportables, n’est ni généralisable ni souhaitable et ni soutenable. Les anciens repères ne fonctionnent plus. Nous sommes entrés dans une période d’incertitude et les crises s’accumulent : environnementale, sociale, financière, économique, climatique… la question se pose de comprendre les interactions entre ces crises ou plutôt la crise du modèle complet.

Je te partage cet extrait qui traite du lien entre l’information et l’action. Lis le bien avant de venir à la maison et on partira de là pour nos échanges !

Belle lecture
Grand Ma

Des informations qui nous laissent dans l’impuissance
Nos sociétés traversent une époque marquée par une série de menaces ou, si l’on est optimiste, de défis importants pour l’humanité. Et cependant ces menaces, qu’elles soient écologiques, démographiques, politiques, économiques ou autres ne constituent - malgré leur dangerosité réelle - qu’une partie très périphérique des problèmes que nous assumons. D’une façon étonnante en effet, nous traitons ces menaces avec une grande négligence, par comparaison avec les autres problèmes et préoccupations de notre vie, ceux qui nous apparaissent comme “plus immédiats”.
L’énoncé objectif de ces menaces reste en réalité incomplet, si nous n’y ajoutons pas l’autre menace qui leur est sous-jacente et qui pourtant reste inaperçue: l’incapacité de notre société à expérimenter ces menaces comme étant proches et urgentes, voire “vraiment réelles”. Pour prendre une image, nous sommes là comme quelqu’un qui étudierait profondément les règles du water-polo sans n’avoir jamais songé à apprendre à nager. Ce n’est pas que nous soyons en manque de gens qui crient “au loup” (et qui plus est, contrairement à la fable, qui nous donnent largement des preuves de ce qu’ils avancent) ; mais, tout simplement cela ne marche pas. Par une série de mécanismes et de processus qu’il s’agit d’analyser, tout se passe comme si nous étions en permanence en train d’inhiber la réponse à ces informations, ou bien encore d’incorporer ces informations de façon seulement périphérique, ce qui inhibe notre action. Nous ne cessons jamais de prendre conscience des dangers mais étrangement, nous ne pouvons les percevoir véritablement. Car c’est bien en effet du côté de la “perception” des grands problèmes sociaux et écologiques qu’il faut chercher des mécanismes qui font que, alors même que nos contemporains sont informés de ce qui les menace, ces informations n’arrivent pas à provoquer (du moins chez la plus grande partie d’entre eux) des comportements qui seraient en rapport avec ces menaces.
Beaucoup de militants concernés croient qu’il s’agit là d’une simple question de diffusion de l’information, liée au pouvoir des médias de masse: on ne diffuserait pas assez les informations nous permettant de réagir ; ou encore, en vertu de certains intérêts, on nous cacherait des choses, ou encore, autre version, les médias ne livreraient que des évidences en aucun cas susceptibles de déranger la conscience du spectateur, et ne permettant pas une véritable “prise de conscience”. Nous ne négligeons pas ces hypothèses, mais nous croyons pour notre part qu’à la base cette incapacité d’action, de cette “mise à distance” du monde et de l'environnement, il y a des questions qui renvoient aux mécanismes mêmes de production de nos “perceptions”. En effet, si nous sommes en bonne partie paralysés face aux dangers de notre société, et si ce n’est pas seulement dû au manque d’information, c’est sans doute parce que, de façon plus profonde, il y va de la place que ces informations auront dans nos vies, c’est à dire dans nos expériences concrètes.





Acte 1: On a toutes les informations et on ne change pas ! On n’agit pas !

Grand Ma: Coucou mon chéri, comment vas-tu ? Ça a été la lecture ?

Jo: Coucou, ça va bien. Oui j’ai lu le passage que tu m’as envoyé ! Enfin plutôt j’ai essayé de le lire car je ne comprenais pas toujours grand-chose. J’ai du relire beaucoup de phrases 3 fois !

Grand Ma: Hahaha, oui ça fait souvent cet effet ! Qu’est-ce qui t'a touché dans ce texte ?

Jo: Bon si j’ai bien saisi, on reçoit beaucoup d’informations aujourd'hui mais elles ne nous donnent pas envie d’agir. Il y avait une dimension qui touchait à la perception qui m’intrigue, mais je ne l’ai vraiment pas bien comprise.

Grand Ma: En effet, les auteur.rice.s viennent questionner notre inaction et notre impuissance que le militantisme peut lier à des questions d’information ! Une des dimensions que je trouve fondamentale, c’est qu’aujourd’hui il y a une tendance à partager beaucoup d'informations globales.

Jo: Globales ?

Grand Ma: Les informations que peuvent partager les médias de masses, ou même plus spécialisés, auront cette tendance à toucher très souvent à des questions mondiales. Ces informations sont en quelque sorte loin de nous. Par exemple, qu’est ce que tu ressens quand au journal télévisé, on te parle de la fonte de la banquise et que les ours blancs n’ont plus de quoi se nourrir et pouvoir procréer ?

Jo: C’est terrible bien sûr ! Qui ne serait pas touché en voyant ça ? Mais je ne sais vraiment pas comment je peux aider, qu’est ce que je peux y faire moi ? Je me sens impuissant et ça me déprime.

Grand Ma: Je vais ici faire une simplification car je ne souhaite pas rentrer dans des détails techniques philosophiques. Quand le texte que je t’ai envoyé parle de perception, il y a une dimension qui touche à notre capacité de sentir, ressentir, connaître la situation ! Les auteur.rice.s font exprimer que si l’information ne passe pas par nos sens, notre être, elle ne peut devenir de la connaissance ! C’est un peu comme si tu ne pouvais pas vivre ce que tu reçois comme information.

Jo: Un peu comme si on nous partageait des infos qui étaient loin de ce qu’on vit et donc qu’on ne peut pas les ressentir ?

Grand Ma: Aujourd’hui on est bombardé.e.s d’information, mais beaucoup passe uniquement par notre tête. On reçoit beaucoup d'informations, mais lesquelles passent par notre vécu, nos sens, notre corps ? Je pense que c’est uniquement à travers une forme d’expérience que l’on peut vivre, connaître la situation ! Et cela permet de manière plus automatique le développement de l’agir, d’une action.

Jo: Mais c’est quand même bizarre parce qu’aujourd’hui beaucoup d'informations montrent que les choses ne vont pas bien et qu’on doit changer. Donc je ne comprends quand même pas bien pourquoi ça ne fait pas bouger les contemporain.e.s comme il les appelle dans le texte.

Grand Ma: L’approche ici propose de questionner les informations qu’on reçoit justement ! Aujourd’hui, les informations qu’on reçoit sont loin de nous. On pourrait dire qu’une grande majorité a une forme mondialisée, globalisée. Ce qui les place souvent très loin de ton quotidien, c’est l’exemple de l’ours sur la banquise et d’une forme d’impuissance !

Jo: Ok, mais qu'est ce que tu penses qu’on devrait faire pour sauver le monde alors ?

Grand Ma: Arrêter de penser que notre action pourrait sauver le monde. Ça me fait penser à un texte de Marie-Dominique Perrot que j’ai relu il n’y a pas longtemps. Elle commence comme ça : “Que serait un monde meilleur, et meilleur que quoi, par rapport à quoi, en quoi et pour qui ? “. Je pense que le monde est tel qu’il est et que c’est notre compréhension des situations que nous vivons, dans l’instant présent qui peut développer notre agir. Ça ne veut pas dire que nous devons accepter les situations telles qu’elles sont, mais que c’est via notre compréhension de ce qu’on vit que nous pouvons déployer un agir.

Jo: Et donc, aujourd'hui on reçoit tellement d’infos qui ne nous touchent pas dans notre expérience, qu’on n’arrive pas à se mettre en mouvement ?

Grand Ma: Oui en quelque sorte, je pense qu’en vivant des expériences cela pousse à l’action, à l’agir concret. La question ne devient plus de savoir comment je peux changer le monde, mais de faire ce qui me parait juste au vu de ma compréhension de la situation, de ce que je vis.

Jo: Je ne comprends pas bien la notion de situation.

Grand Ma: Je pense que cette notion est centrale dans la compréhension de mes propositions. Ça me paraîtrait une belle idée de prendre un temps plus long pour en discuter. Je vais essayer d’inviter Annick, une amie très investie dans le collectif Malgré Tout qui a été lancé par le fameux Miguel Benasayag. Ça fait un moment que j'ai envie de la voir et elle vient de temps en temps en Belgique pour donner des conférences, et participer à des expériences sociales. Pour moi, c’est une vraie citoyenne engagée.

Jo: Ok, essayons ! Par contre tu me laisses un peu sur ma faim…

Grand Ma: C’est bien volontaire, tu n’as qu’à prendre un morceau de cake hahaha !

Jo: Très drôle !!

Grand Ma: Plus sérieusement, avant notre prochaine rencontre, j’aimerais que tu réfléchisses à ce qui te fait vibrer, dans quoi est ce que tu aimerais t’engager. Ça serait super que tu fasses une proposition qui tienne compte de la discussion que nous venons d’avoir.

Jo: D’accord je vais essayer d’y réfléchir.

Grand Ma: Super ! De mon côté je contacte Annick, je te tiens au courant par mail et j’attends une proposition de ta part alors.

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