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La métaphore du gâteau, de sa répartition, de sa recette et de la joie à le posséder ou à le faire nous a souvent permis d’expliquer l’élargissement des questions que pose une approche écologique. Nous nous sommes inspirés d’une proposition d’Ivan Illich :
« … nous tendions à distinguer entre les choix sociaux incombant au politique et les choix techniques assignés aux spécialistes. Les premiers portaient sur les buts, les seconds sur les moyens. Schématiquement, les options au sujet de la société désirable étaient classés sur un spectre allant de la droite à la gauche ; ici le « développement » capitaliste, là-bas le « développement » socialiste. Le comment était laissé aux spécialistes. Ce modèle unidimensionnel de la politique est désormais révolu. Dorénavant, outre l’exigence de savoir « qui obtient quoi », les profanes revendiquent un choix dans deux nouveaux domaines : celui des moyens de production et celui des arbitrages entre croissance et liberté. Il en résulte que trois classes interdépendantes d’options se présentent comme trois axes de choix public perpendiculaires entre eux. Sur l’axe X, je place les questions relatives à la hiérarchie sociale, l’autorité politique, la propriété des moyens de production et l’attribution des ressources – qui sont habituellement dites « de droite » ou « de gauche ». Sur l’axe Y, je place les choix techniques entre technologies « lourdes » et « douces » en prenant ces termes dans un sens allant très au-delà du pour ou contre l’énergie atomique : non seulement les biens mais aussi les services sont affectés par l’alternative technologies lourdes/technologies douces. Un troisième choix s’inscrit sur l’axe Z. Ici ne sont en question ni les privilèges ni les techniques, mais la nature de la satisfaction des êtres humains. Pour caractériser les deux extrêmes, j’emploierai les formules d’Erich Fromm. En bas, je place une organisation sociale qui répond à la recherche de la satisfaction par l’avoir ; en haut, par le faire. Je place donc en bas une société orientée vers l’hyperproduction marchande, où les besoins sont de plus en plus définis en termes de biens et de services standardisés, conçus et prescrits par les professionnels et produits sous leur contrôle. Cet idéal social répond à l’image d’une humanité composée d’individus dont chacun est mû par des considérations d’utilité marginale – c’est l’image qui s’est développée de Mandeville à Keynes en passant par Smith et Marx, et que Louis Dumont appelle Homo Oeconomicus . A l’extrémité opposée, au sommet de l’axe Z, je place – dans une disposition en éventail – une large variété d’activités de subsistance. » (Ivan Illich, Œuvres complètes Volume 2, pages 789 et 790)
Pour expliquer cela, utilisons donc la métaphore du gâteau ! Une première, et souvent considérée comme quasi seule question, est celle de la répartition du gâteau : qui obtient combien, la distribution est-elle équitable ? Les courants appelés le plus souvent de gauche et de droite se disputent quant aux modalités de la répartition du gâteau. Mais l’idée d’agrandir le gâteau et surtout de faire confiance au progrès technique – ce que Bruno Latour appelle l’axe de la modernisation – n’est pas (ou peu) remis en question. Quand on est sur cet axe, on ne se pose pas beaucoup de questions quant à la recette : quels ingrédients, combien de quoi, quels produits, utilisés comment, avec quels effets, quels sont les outils utilisés ? Une caractéristique des courants nommés écologistes a été et continue de se poser beaucoup de questions sur la recette. Mais quel gâteau préparons-nous ? Avec quels produits ? Avec quelles conséquences sur les autres vivants et sur nous-mêmes ? Suivant la recette du gâteau (le modèle de développement) les questions de répartition se poseront différemment ! Ce ne sont donc pas deux attentions indépendantes, elles sont en interaction. Mais Illich pose une troisième question : la satisfaction des personnes. Entre avoir un gâteau ou le faire soi-même, la satisfaction n’est pas la même.
Si cela vous semble abstrait, imaginons une conversation (nous nous inspirons d’une expérience vécue !) durant laquelle une dame explique que dans son village, comme il n’y avait pas de bibliothèque, plusieurs personnes se sont réunies et en ont créé une ! Recherche d’un local et de livres, organisation du collectif et du projet, communication au sein du village, invitation d’un grand nombre de personnes à participer au fonctionnement, le boulot n’a pas manqué. Pendant que cette dame explique avec enthousiasme cette belle aventure, quelques autres personnes du groupe se mettent à murmurer entre elles. Puis, l’une d’elle fait remarquer qu’elles ne sont d’accord pour considérer ce projet comme positif. Le couperet tombe : vous déresponsabilisez l’état ; c’est à l’état de faire cela !
Cet exemple de la bibliothèque permet tout aussi bien que le gâteau d’expliciter les trois questions : qui aura accès à la bibliothèque, quels livres y trouvera-t-on et le plaisir, la joie vient-elle d’avoir une bibliothèque ou de l’avoir construite et de participer à son fonctionnement ?
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