Passer d'un numérique de plateformes à un numérique individualisé

Récit :

À partir d’un constat de toute puissance des plateformes numériques sur la vie de chacun, il a émergé une aspiration à une émancipation de ces ‘fermes à clic’[1] qui, avec une collecte généralisée et automatisée, induisent une prolétarisation en tant que perte chez nous tous chacun (manque à gagner financier et cognitif ; perte de savoir, de savoir-vivre, de savoir-être, de savoir-faire, de savoir-faire-faire, de faire-savoir, de savoir-y-faire, de savoir-devenir, de savoir-[re]lier, de savoir-[inter]agir, de vouloir-agir et de pouvoir agir ; d’uniformisation des modes de penser ; …).

Les géants du Web se sont créés en centralisant nos données, avec des services séduisants. Ils enferment nos existences numériques dans de gigantesques silos emplis de nos data : des traces de nos clics, de nos échanges et de nos vies[2]. Comment mettre fin à la suprématie de ces plateformes ? Comment sortir de ce modèle centralisateur qui concentre les pouvoirs et les dangers qui vont avec ? Comment construire un internet qui émancipe ? Comment problématiser les changements des usages concomitants aux déploiements de l’internet, du numérique, de l’intelligence artificielle ? Comment réduire l’impact environnemental de ses usages numériques, au bureau comme à la maison ?

En 1990, Tim Berners-Lee a inventé le web pour tout le monde, en, au sein du Cern ; en 2018, celui-ci a pris un congé sabbatique au MIT et a réduit son implication quotidienne au sein du World Wide Web Consortium (W3C) pour développer, au sein de la startup, Inrupt, vouée à soutenir la diffusion et le développement d’un logiciel open source, Solid, un projet à code source ouvert destiné à rétablir le pouvoir et la gestion des individus sur le Web. Le projet Solid change le modèle actuel dans lequel les utilisateurs doivent transmettre leurs données personnelles à des géants numériques en échange de la valeur perçue. Comme nous l'avons tous découvert, cela n'a pas été dans notre intérêt. La manière dont nous développons le Web pour rétablir l’équilibre est solide : nous donnons à chacun de nous un contrôle total sur les données, qu’elles soient personnelles ou non, d’une manière révolutionnaire. En créant son POD (Personnal Online Data Store), nous tous chacun pourra choisir où seront stockées ses données personnelles et décider quelles applications auront accès à quelles données… à condition d’opter pour des applications conçues pour ce nouvel écosystème.  Ne plus faire en sorte que sous l’égide de Google, la navigation a cédé le pas face à l’usage croissant du moteur de recherche ; ‘push’ (tirer) stigmergique au lieu de ‘pull’ (pousser) algorithmique.

En 2020, plusieurs collectifs (Positive Planet, EuroJEDI, OuiShare, Colibris, …) organisèrent un hackathon pour établir un cahier des charges pour une véritable rupture disruptive dans le champ numérique.

Le hackathon fut focalisé sur un questionnement du rapport technologique entre contexte global (les plateformes, le cloud) et applications locales. En d’autres mots, cela consista à revisiter le concept d’environnement client-serveur. Cette architecture promouvait une relation de dépendance centralisée sur des plateforme à défaut d’être une ‘architecture pair à pair’[3] (peer-to-peer ou P2P en anglais).

Comment dépasser le paradigme actuel du modèle OSI (Open Systems Interconnection) ? Comment viser l’auto-hébergement (Yunohost ? … ?) ? Est-il possible d’imaginer une alternative à un Operating System (OS) stocké : soit sur des matériels globaux (serveur) ; soit des matériels locaux (informatique personnelle, smartphone, objet connecté, …) ?

La puissance des processeurs est alors répartie ; il n’y a pas besoin d’une excellence locale forcément coûteuse[4]. L’informatique (personnelle ; embarquée ; professionnelle ; citoyenneté) dans les chacun des appareils pourra être largement déchargée vers l’infrastructure (domestique ; urbaine ; entrepreneuriale ; institutionnelle).

Comme il y a un partage de fichiers en pair-à-pair (‘Distributed data store’ : réseau informatique où les informations sont stockées sur plusieurs nœuds, souvent de manière répliquées), il est conçu un partage d’OS en cercles de confiance sur la base d’un réseau informatique anonyme et distribué construit sur l'Internet[5].

À partir d’une formalisation de l’infrastructure existante, il fut considéré trois éléments structurants : un réseau point-à-point ; des datacenters physiques ; des « OS » (operating system) attachés à chaque appareil. Quelles innovations pourraient modifier chacun de ces éléments structurants ? Il s’agissait de concevoir un réseau cercle-à-cercle concomitants à une multitude de datacenters virtuels. Cela mis en œuvre via des « OecoS » (operating eco system) attaché à un cercle de composants, c’est-à-dire d’un OS dynamique répartie dans son cercle d’action ses modes d’opérations. Cette innovation proposait des pseudo plateformes reliant des usagers (producteur et/ou consommateur) avec des « méta plateformes des inter-cercles » en même temps, personnelles, sociales, connectivistes, ubiquitaires, flexibles, dynamiques et complexes. Cela permit l’émergence d’une économie contributive (collaborative et encapacitaire) comme alternative à une économie marchande (relation d’exploitation entre d’une part des individus et d’autre part, des entreprises-institution).

Comme dans le domaine du web où on est passé de la page statique à la page dynamique, il s’agit de passer d’un "OS statique" à un "OS dynamique". Rappelons qu’une page "web dynamique" est une page Web qui n’existe pas en tant que telle sur la machine (le serveur Web) mais qui est créée seulement lors de sa demande par la machine, l’informatique (micro-ordinateur, tablette, smartphone) qui veut l’affichée à travers son navigateur web. On dit alors que le serveur créé dynamiquement la page Internet à la demande ; le contenu d'une page web dynamique peut donc varier en fonction d'informations (heure, nom de l'utilisateur, formulaire rempli par l'utilisateur, etc.) qui ne sont connues qu'au moment de sa consultation. Les informations seront présentées de façon différente selon l’interaction avec le visiteur à l'inverse du contenu d'une page "web statique" qui est a priori identique à chaque consultation.

Un des premiers enjeux fut de créer un écosystème informatique qui soit économes en énergies et en matériaux. La difficulté fut de sécuriser les transactions (certification, transparence, infalsifiabilité, en temps réel) de manière décentralisée, sans intervention des intermédiaires classiques de la certification. La résolution évita le défaut du Blockchain d’être excessivement énergivore. Elle s’inspira du ‘Holochain’ (Applications distribuées évolutives avec intégrité des données).

À l’échelle de l’Europe, le développement de cette ambition d’informatique/numérique individualisée fut concrétisée par un important budget consacré à l’établissement d’une souveraineté européenne par rapport aux GAFA[M] (Google-Apple-Facebook-Amazon[Microsoft]), NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber), BATX (Baidu-Alibaba-Tencent-Xiaomi) qui œuvrent à une captation de la valeur tout en haut de l’échelle numérique, soit une  ‘économie de partage des restes’ selon Robert B. Reich[6]. Cela fut rendu possible par la création d’un DARPA européen (noyau franco-allemand).

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[1]      L’émergence au niveau mondial de l’internet, de plateformes (numérique et physique) répond à des besoins réels de nous tous chacun au niveau information (Google, Microsoft, …), communication (Facebook, Twitter, LinkedIn, …), commerce (Amazon, eBay, Le Bon Coin, …), mobilité (Uber, Blablacar, Buzzcar, Waze, …), loisirs (NetFlix, …), apprenance (Coursera,  Udacity, EdX, …), hébergement (Airbnb, Homelidays, Sejourning, Wimdu, HouseTrip, Bedycasa, 9flats, …), finance (KissKissBankBank, Unilend, Lendix, Credit.fr., Anaxago, SmartAngels, WiSeed, …), droit (CaptainContrat, Testamento...) …
[2]      https://contributopia.org/fr/
[3]      Un environnement client–serveur où chaque programme connecté est susceptible de jouer tour à tour le rôle de client et celui de serveur.
[4]      Cf. le choix stratégique de Huawei contre Intel de s’appuyer sur la 5G (Howard Yu ).
[5]      Du type  Freenet ?
[6]      Reich, Robert B. (2015, février 2). ‘The Share-the-Scraps Economy’. blog

Auteur : Pierre V. Laurent