... Nous inspirer les uns les autres
Ce récit n'est pas une fiction
A quoi bon concevoir des logiciels open source si c’est pour réinventer Google ou Facebook ? Puisque nous n’avons nul besoin d’amasser des données pour alimenter des régies publicitaires, qu’est-ce qui nous empêche d’inventer des dispositifs d’information et de communication radicalement différents, guidés par des objectifs de bien commun ?
J’ai consacré près de 15 ans à promouvoir les créations d’auteurs qui inventaient sur le web de nouvelles manières de raconter des histoires. J’ai eu la chance de devenir citoyen d’Internet au moment même où j’entrais dans l’âge adulte. J’ai vécu les sensations grisantes du surf et l’enthousiasme des débats sur Usenet. J’ai choisi de faire du web mon métier au moment où naissait l’expression « web 2.0 ». Comme son inventeur - Tim Berners-Lee - l’avait souhaité, le web était en train de devenir un réseau de créativité. Seules les vénérables industries culturelles s’y opposaient maladroitement, par un lobbying intense pour assimiler le partage au piratage.
Et pourtant, j’ai vu des créations novatrices qui peinaient à perdurer, des individus porteurs de récits, d’idées, de pensées, qui étaient de moins en moins audibles. J’ai cherché des explications en me lançant dans un doctorat. J’ai beaucoup appris sur la manière dont des auteurs assemblent spontanément des influences antérieures pour en faire quelque chose de neuf et de surprenant qui pourra à son tour devenir une source d’inspiration. J’ai découvert que ceux qui partagent les mêmes références qu’un auteur sont d’autant plus prêts à adhérer aux nouvelles formes narratives et créatives qui naissent de ces assemblages. Alors pourquoi un tel foisonnement créatif peinait-il à croître face aux insipides récits standardisés des industries ?
J’ai réalisé que les auteurs héritiers de la bande dessinée n’étaient pas les seules victimes : les journalistes ou les auteurs littéraires rencontraient les mêmes difficultés non seulement à subsister de leur art, mais même pour le faire connaître. Tous les secteurs éditoriaux qui s’étaient organisés autour de productions intellectuelles et créatives d’origine individuelle sont en crise. Les écosystèmes de la culture souffrent des mêmes maux que nos écosystèmes dits « naturels » et que nos sociétés : la concentration des richesses et du pouvoir aux mains de quelques-uns à une échelle mondialisée réduit la capacité de tous les autres à agir localement. On aspire de plus en plus à manger bio et local, mais on continue de consommer des séries télévisées à gros budgets plutôt que d’écouter ceux qui ont des choses à nous raconter à deux pas de chez nous. D’ailleurs, ils sont de moins en moins à cultiver encore leurs propres semences : sous l’influence des récits de la grande distribution, nos imaginaires sont mis sous copyright, c’est le règne de la fanfiction. Faut-il se réjouir de l’enthousiasme qui anime ceux qui consacrent leurs loisirs à prolonger les aventures des personnages de JK Rowling, RR Martin ou G Lucas ? Ou y voir une similitude inquiétante avec ces agriculteurs interdits de reproduire les semences qu’ils ont plantés et fait pousser ?
Ré-humaniser le web, cela passe par d’autres manières d’accéder aux contenus et de les découvrir.
Le 13 novembre 2015 au matin, arpentant les rues de Paris qui seraient ensanglantées le soir-même, j’étais venu de Lorraine pour partager cette vision avec un jeune entrepreneur dont le projet me semblait aller en ce sens. Le choc des tragiques évènements passé, nous n’avons pas poussé plus loin la collaboration. Mais, dans les mois qui ont suivi, l’idée qu’il était possible d’imaginer un web plus humain s’est conjuguée avec la conviction qu’il fallait agir là où je le pouvais pour contribuer à un monde différent.
En pleine trêve des confiseurs, j’ai mobilisé mes quelques souvenirs de développement web pour réaliser le prototype d’un outil simple et rudimentaire qui permettrait à chacun de contribuer à rendre le web plus douillet. Puisque Google et Facebook avaient perverti les promesses du lien hypertexte, nous allions recoudre nous-mêmes les pages du web entre elles. Il ne nous manquait qu’une modeste aiguille, un outil du paléolithique qui n’a curieusement nul équivalent numérique, un outil souvent plutôt associé aux femmes – terriblement absentes du panthéon des pères fondateurs du numérique (ceci explique sans doute cela).
Mon idée n’a pas fait mouche tout de suite. Mais la métaphore de l’aiguille s'est révélée féconde. Trouver l’inspiration c’est un peu comme trouver une aiguille dans une meule de foin. Une meule de foin de plus en plus pauvre et imposante si l’on se tourne vers le web d’aujourd’hui. Or, lorsque l’on trouve tout de même une aiguille sur le web, tout est fait pour l’oublier au plus vite après l’avoir brandie triomphalement sur les réseaux sociaux. Cette aiguille qui nous aura fait voir le monde sous un jour nouveau peut tout au plus escompter quelques heures de buzz avant de tomber dans l’oubli pour ne plus servir à personne.
Cette réflexion a débouché sur le développement d’un logiciel en cours d’expérimentation à l’Université de Lorraine. Ce logiciel a l’ambition d’être open source et de fonctionner selon une architecture distribuée. N’étant pas conçu dans le but de réunir des données personnelles destinées à une exploitation mercantile, ce logiciel n’enregistre que le strict nécessaire et son utilisation peut être tout à fait anonyme pour qui le désire. Mais surtout, ce logiciel n’a pas été conçu comme un équivalent à des solutions existantes : il offre une toute autre forme d’accès et de circulation dans les contenus du web.
Avec needle, chacun se dote d’un fil – et pas d’un profil – le long duquel glisser chaque nouvelle source d’inspiration qu’il découvre. Dans le chas de chacune de ces aiguilles s’entremêlent les fils de ceux qui partagent la même trouvaille, fut-ce pour des raisons différentes. Le résultat est un maillage organique de nos sources d’inspirations. Un maillage que chacun peut explorer à partir de ses propres trouvailles, le long de son propre fil. Sur la base d’une inspiration commune, il devient possible de découvrir des contenus, des idées, des créations qui ont inspiré d’autres que nous, parfois selon des visions du monde tout à fait orthogonales aux nôtres. Mais le partage de la même trouvaille est là pour nous rassurer, nous aider à accepter d’autres regards, d’autres points de vue.
On ne trouve sur un moteur de recherche que ce que l’on recherche, et sur un réseau social que ce que ceux qui nous ressemblent partagent. needle prend le contrepied de tout cela en prenant ses distances avec les promesses de l’intelligence artificielle, des algorithmes, du deep learning. needle propose un dispositif qui répond pleinement aux définitions de l’intelligence collective, non pas dans le but d’assister nos raisonnements grâce à de savantes déductions fondées sur l’analyse de données antérieures, mais dans celui de renouer avec notre imagination pour nous permettre d’inventer notre avenir.
Face à une accélération dynamique qui nous aliène chaque jour un peu plus, le sociologue allemand Hartmut Rosa nous invite à nous mettre en quête de résonance, c’est-à-dire de cette étrangeté qui sera tout de même suffisamment familière pour pouvoir être appropriée. L’anthropologue Tim Ingold nous alerte pour sa part quant au gouffre qui se creuse entre intelligence et imagination. Il insiste sur l’idée de fil et de maillage par opposition aux lignes droites et au réseau du monde occidental moderne. Pour lui, habiter le monde, cela consiste à entremêler nos lignes de vie (humaines ou non) au gré d’infinies formes de relations : « l’écologie est l’étude de la vie des lignes ». En réhumanisant le numérique pour nous inspirer les uns les autres, peut-être saurons nous le mettre au service de notre imagination.
En 2050 ? Et pourquoi pas avant ? needle aura trouvé sa place parmi les services offerts par les hébergeurs des CHATONS (Collectif des Hébergeurs Alternatifs,Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires). needle aura contribué à la réussite de l'utopique Contributopia. needle aura fait sa part pour l'adoption massive de Solid, cette infrastructure imaginée par l'inventeur même du web pour renouer avec l'idéal contributif de son invention, dévoyée par les GAFAM. needle... Et d'autres, car en réhumanisant le web, nous aurons retrouvé la voie d'un pluralisme, d'une diversité dans l'accès aux fruits de nos réflexions et de nos imaginations individuelles et collectives.
Pour en savoir plus : http://needle.univ-lorraine.fr/
Ensemble, tissons un réseau plus humain