Il fallait encore rêver

Récit :

Je rêve d'un Internet qui met en commun, qui permet de faire véritablement du lien entre les savoirs, les singularités, l'imagination et la créativité de chacun...


J'ai vu le glissement de l'Internet vers quelque chose qui s'éloigne de plus en plus de mon rêve... me rendre compte au fil du temps, d'années en années que les recherches que je faisais amenaient de moins en moins des réponses pertinentes, amenaient de plus en plus de réponses standardisées, avec toujours les mêmes sources recopiées les unes sur les autres... de moins en moins de contenu singulier... Les premières années d'Internet avant ce glissement vers le GAFAM, m'a permis d’atterrir sur sites pertinents par rapport aux requêtes que je faisais (ces sites n'étant pas encore relayés à un classement très lointain des premiers résultats... ce n'est plus la pertinence de la réponse qui apparaît par rapport à la requête mais les intérêts économiques du GAFAM par rapport à nos requêtes... j'ai pu voir ce glissement car avant ce glissement, je créais des sites internets que je référençais, où l'algorithme de recherche était encore compréhensible et était encore pertinent : les premiers résultats de page étaient ceux qui utilisaient le plus grand nombre de fois le mot recherché dans la page, le titre, l'adresse du lien... de sorte qu'il pouvait y avoir une logique du référenceur à vouloir répéter un grand nombre de fois le mot pour apparaître dans les premières pages de résultat...Je faisais aussi beaucoup de recherches par images et j'ai vu aussi la dégradation des recherches avec tumblr et pinterest...). Cela m'a permis de comprendre de par mon vécu ce glissement vers quelque chose qui ne me convenait pas... je n'ai jamais trop vu l'intérêt de facebook, twitter... les résultats que me donnent google ne m'intéresse pas...

Je crois que nous nous sommes beaucoup trop éloignés l'un de l'autre (le GAFAM et moi) pour que nous ayons encore quelque chose à faire ensemble... nos envies, nos intérêts sont beaucoup trop éloignés de telle sorte que ni l'un ni l'autre ne peut avoir une influence l'un sur l'autre... nous sommes à la vue de l'autre, un extraterrestre...

De plus en plus, je me retrouve sur des sites spécialisés (certains que j'ai pu identifier à l'époque où les requêtes donnaient des réponses pertinentes) où je peux avoir accès à des brevets (chacun peut consulter les brevets gratuitement, ce qui est interdit, c'est d'en faire une utilisation commerciale, mais nous pouvons très bien, pour nous même utiliser tel ou tel brevet... je trouve à cet endroit de riches sources d'inspiration...), des sites où sont publiés les thèses des doctorants (avant que celles-ci ne soient retirées pour en faire un usage financier pour certaines, c'est aussi très intéressant, car ça permet d'avoir vraiment accès à des savoirs qui sont par ailleurs pas très accessibles... et les bibliographies des thèses permettent de découvrir d'autres personnes), les sites des bibliothèques (nationale, universitaire, des villes... où il est toujours possible de se rendre pour consulter les ouvrages qui nous intéressent et possible d'emprunter des livres pour pas très cher, et même gratuitement pour les demandeurs d'emplois... ces livres citent des sources qui nous permettent de découvrir un autre hauteur et de fil en aiguille avoir différents point de vue sur une même situation...). Je fonctionne de plus en plus par marques pages qui me permettent de reconsulter des sites que je trouve pertinents dans ce qu'ils apportent.

C'est plus de cette façon là, dont je rêve l'Internet, celui qui relie encore vraiment les ressources les unes autres... cette logique qui a été mise en place des les travaux universitaires, dans les bibliothèques (qu'elles soient physiques ou numériques).


Finalement ce qui était censé m'offrir ces ressources en lignes - Internet -, m'amènent au fil du temps à de plus en plus retourner vers les livres, un peu comme un saumon qui remontrait la rivière à contre courant... Finalement ça a du bon d'aller emprunter des livres, d'avoir un livre dans les mains (de sentir l'odeur du livre, son poids, la texture particulière du papier sous mes doigts...)... cela me connecte à mon corps, cela me connecte à mon environnement... alors que je vois de plus en plus autour de moi des personnes "autistes" qui ne seraient peut-être même plus dire ce qui s'est passé autour d'elle, leur vécu se résumant à une incessante navigation sur leur téléphone portable dernière génération. J'ai la curiosité de regarder ce que ces personnes font sur leur téléphone (ça m'est tellement étranger, que je me demande ce qui peut à ce point absorber l'autre)... et je vois malheureusement que pour la plupart ils sont dans la prison GAFAM.


Je rêve d'un Internet qui nous nourrit réellement, qui nous donne accès à des savoirs et savoir-faire, qui nous laisse libre dans nos choix, nous rendent autonomes... et surtout qui nous permettent de nous rencontrer, de partager localement et en présence physique les uns des autres (plutôt que d'être enfermé chacun derrière un écran, même lorsque nous sommes en présence d'autres humains).


Dans mon travail créatif/artistique, je me suis toujours senti enrichi par le fait d'être dans l'échange et le partage des recherches, des inventions, des processus qui mènent à la création de quelque chose. Je suis toujours surpris de constater à quel point, la façon de faire de l'autre n'est jamais copier mais nous inspire nous-même pour voir la problématique que l'on se pose sous un autre angle...

J'ai plusieurs fois fait cette expérience, que même si l'on veut copier, imiter l'autre... nous ne pouvons jamais y arriver réellement totalement, chacun étant un assemblage unique d'un grand nombre de paramètres... (c'est un peu comme le téléphone arabe : répéter ce que l'autre nous à dit, si on se met en cercle, la personne qui a lancée la phrase, lui revient modifiée... j'ai fait cette expérience un jour dans la danse, en étant en cercle, une personne lançait un geste, la personne d'à côté l'imitait et ainsi de suite (chacun prenant quelque chose de particulier du geste : la précision du mouvement, le rythme, l'énergie, l'émotion...), de sorte que lorsque le geste revenait à celui qui l'avait lancé, le geste n'était plus du tout le même, il avait été nourri de la singularité de chacun).

Nous apprenons à l'école que ce n'est pas bien de copier... la vie m'a appris au contraire que c'était bien de copier, bien de prendre connaissance de ce que fait l'autre, car il a un regard sur la situation que je n'avais pas... alors en ayant cette nouvelle perspective, je suis capable de faire quelque chose de nouveau en prenant ce que je comprends de l'autre, au travers de mes prismes de la vie.

Je rêve alors d'un internet qui permet de transmettre la créativité, l'imagination de chacun... qui connecte mondialement les personnes... et qui permet plus localement d'expérimenter ensemble dans la vraie vie.

J'ai rêvé par exemple de cet échange autour de la création textile - le domaine où j'ai le plus d'expertise - (mais cela peut s'appliquer à plein d'autres domaines : informatique, santé, éducation, agriculture, énergie, architecture...), avoir un réseau mondial qui enrichit, partage des savoirs et savoirs faire en opensource (ceux qui ont le temps/l'envie de faire, ne sont pas les mêmes que ceux qui n'ont pas le temps/pas l'envie mais qui ont les moyens financiers de payer des "produits finis")...

Je crois que c'est un peu prétentieux de dire que quelque chose nous appartient... les idées singulières qui germent en nous ne sont pas issues de nulle part, elles ont été inspirées par tout ce qui nous entoure... nous arrivons à cela grâce aux autres, grâce à nos perceptions, nos prismes sur les situations... Nous en sommes encore à garder jalousement le fruit de notre créativité (parce que nous sommes dans une vision du monde où il faut rentabiliser au maximum une invention, qu'il faut pouvoir la diffuser mondialement sans que personne d'autre ne puisse le faire... à quoi bon ? Tout cela ne tient pas compte des particularités locales et la singularité de chacun... donner à chacun la possibilité de s'approprier, d'inventer, de modifier, d'adapter l'idée de l'autre apporte pour moi une réponse plus adéquate aux situations...

Je le vois par rapport au domaine où j'ai le plus d'expertise, la création de vêtement, chaque corps étant différent, il est impossible de créer un modèle qui fonctionne pour tout le monde... il y a la singularité physique de chaque corps, mais il y a aussi pour chacun de ces corps aussi les différences de sensibilité qui demande de concevoir les vêtements différemment en fonction des personnes... il y a aussi le goût de chacun.... en résumé tout un ensemble de paramètres qui me fait dire que ce qui a le plus de sens c'est de se réapproprier des savoirs que l'on peut partager mondialement et expérimenter localement avec les personnes qui sont dans notre entourage.

Comme ce n'est pas toujours facile de faire seul, chez soi, d'avoir l'espace, la motivation... il y aurait des lieux qui permettraient de prolonger ses recherches, d'expérimenter ensemble, en présence les uns des autres localement... et ces expérimentations viendraient, à leur tour, enrichir les savoirs et savoir-faire partager sur la toile.

Nous sommes tous singuliers, nous avons tous des particularités, des forces et des faiblesses, des affinités, des choses que l'on aime faire plus que d'autre, des choses que l'on est capable de faire et celle qu'il nous est difficile voire impossible à faire...L'idée n'est pas de rendre "responsable" chacun de ce qu'il fait, sans que cela soit pris en charge collectivement... il faut se donner les moyens collectifs à cette possibilité de responsabilité... Il est important pour moi de prendre en compte les forces et les faiblesses, non pas dans un jugement de valeur, mais comme une réalité avec laquelle il faut savoir composer, avec laquelle il faut savoir inventer... Il y a beaucoup de réflexion sur soi, sur soi-même... il faudrait en avoir tout autant, voir plus sur la notion de groupe, du fonctionnement de groupe (qui est dans beaucoup d'automatismes, de violences... qui ne sont pas souvent réellement interrogée car c'est une zone de grande fragilité, l'être humain a besoin de l'autre pour fonctionner, et sa peur peut l'amener à accepter des situations collectives intenables pour ne pas être exclu du groupe).

Je le vois bien, avec mon domaine d'expertise, je pourrai dire que tout le monde à les moyens de se prendre en charge, de réaliser soi-même ses vêtements, des vêtements adaptés à sa morphologie, ses exigences de confort, ses envies symboliques et esthétiques... mais la réalité, c'est que certain seront à l'aise à naviguer dans ce savoir, là où d'autres peineront... ces autres seront peut-être à l'aise dans l'informatique, là où ceux qui sont à l'aise dans la couture peineront... C'est pour moi, un peu la transposition de l'esprit de la permaculture, de ce qui existe dans la nature pour qu'elle puisse fonctionner de façon plus harmonieuse... il y a le besoin d'entraide, de partage, de proximité... il y a ceux qui arrivent à chercher en profondeur, ceux qui arrivent à chercher en surface, ceux qui arrivent à extraire/transformer tel élément ou tel autre... finalement c'est une symbiose d'ensemble... Si on individualise chaque élément, ceux-ci auront du mal à bien vivre... C'est la vision actuelle du capitalisme, ce hors-sol, l'isolation, le classement, la confrontation, la compétition, l'individu seul... (cela a même contaminé la psychologie dite "positive" qui essaye de nous faire croire que tout dépend de nous - individuellement bien-sûr -, comme si nous étions des "sur-hommes"... alors que c'est plutôt l'inverse... nous sommes très dépendant des autres pour survivre... nous avons besoin du collectif.... (deux livres intéressants à cet égard : "happycratie" d'Edgar Cabanas et Eva Illouz qui parle de cette "responsabilité individuelle", et "la situation désespérée du présent me remplit d'espoir" de Dany-Robert Dufour qui fait tout un récit de notre fragilité et incomplétude par rapport aux animaux, ce qui nous sauve pour lui, c'est notre culture... encore faut-elle que celle-ci ne soit pas elle aussi contaminée par le délire)).

L'idée n'est donc pas seulement de brandir qu'il y a des solutions qui existent, mais aussi de créer dans la vie concrète les situations qui permettent leur mise en œuvre pour chacun : des lieux d'apprentissage, de transmission, d'entraide, d'aculturation, de familiarisation... en se sentant soutenu, accompagné, écouté, épaulé... en un maux en se sentant considéré comme humain dans toutes ses dimensions... et c'est aussi peut-être les endroits où l'on peut revaloriser l'erreur, les endroits où l'on pourrait dire : je n'y arrive pas, c'est trop compliqué pour moi... et être accueilli avec cette vulnérabilité... qui permet d'inventer ensemble quelque chose de plus permaculturel... l'idée n'étant pas tous - individuellement - de savoir tout faire, mais de s'en approcher collectivement avec les ressources de chacun.


Auteur : lieu des possibles