Dent de mammouth? Dent d'éléphant? Ou tradition populaire?


L'histoire de la dent d'Elephas...
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Hôtel du Nord/Récits d'Hospitalités n°1, Christine Breton et Hervé Paraponaris
Est relatée par Christine Breton et Hervé Paraponaris
dans le livre "Au ravin de la Viste",
numéro 1 de la série "Hôtel du Nord/Récits d'hospitalité"



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Le ravin de la Viste

"Au lieu d'un lieu, un gouffre. Un bruit sans fond, sans forme. Le rythme cocaïné de l'autoroute sans cesse, sans trêve. Cœur emballé, frottement sans fin de l'épiderme rocheux. Il ne peut en jaillir qu'une étrangeté. Disparition des subtilités, de la tradition, des continuités. Rabotage des falaises abruptes, des silences, abris, désirs. Ratissage des siècles et du lieu."

  • " -Reste l'os- "

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Le Géant du ravin

"Echelle impossible. Monstruosité. Seul un être immense pouvait accéder à la vaste cavité qui lui sert d'abri. Elle est creusée dans la paroi à pic, dans la fraîcheur nuitée du ravin encaissé, à la frontière entre le merveilleux et la réalité. Qui est donc ce Géant, gardien du passage, accoudé au rebord du plateau de la Viste, les pieds dans le ruisseau des Aygalades? Le Cyclope semble attendre Ulysse. Qui est donc cet être qui a laissé si peu de traces, au point que la découverte d'une de ses dents, au 19ème siècle sur le site, a seule permis d'en confirmer l'existence"

  • " -L'os du géant- "

image Dessin_de_la_dent_quon_disait_tre_de_ce_Gant_apport_de_Tunis.png (0.3MB)
Dessin de la dent qu'on disait être celle de ce Géant apporté de tunis


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Une enquête longue de 1500 ans

"Pour comprendre la formidable découverte faite dans le ravin, il faut remonter le temps et partir en Tunisie. En 424, l'Evêque Augustin publie un livre intitulé la Cité de Dieu. Dans ce livre, il raconte la découverte faite à Utica, près de Tunis, d'une énorme dent qu'il attribue à un "géant" conformément au texte biblique. Cette idée est reprise en Europe du 5ème au 17ème siècle. Toutes les dents gigantesques trouvées sont alors comparées à celle d'Utica et servent de preuves pour confirmer la présence de géants sur la terre avant les hommes. Augustin et la bible l'ont écrit. Preuve et écrit s'emboîtent tranquillement. Mais en 1630, Thomas d'Arcos, le renégat provençal de la Ciotat, trouve une autre de ces dents "de géant" dans les environs d'Utica. Thomas d'Arcos est un esprit libre, un curieux, mi-collectionneur, mi-marchand d'antiquités. Il vit à Tunis, libre et musulman après avoir été esclave, capturé en 1628 par les pirates. Il a un doute et ne classe pas cette dent gigantesque dans la certitude biblique. Il envoie sa trouvaille à Aix-en-Provence, au savant Peiresc. Celui-ci décide d'adresser le dent au réseau de ses amis savants européens au lieu de l'enfouir dans une vitrine de collection de curiosités avec l'étiquette "dent de géant". Résultat de la confrontation et des analyses: il s'agit d'une dent d'éléphant...
Coup de tonnerre et difficile découverte de 1200 ans d'erreurs occidentales répétées. Peiresc fait pourtant silence sur cette découverte, car au même moment, Galilée est emprisonné à Rome par l'église catholique pour avoir démontré que la terre est ronde et tourne autour du soleil. L'hypothèse des géants dure ainsi encore un siècle; inutile d'aller contre la Bible et Saint-Augustin réunis!
Imaginons l'émotion de la personne qui trouve dans le ravin, à côté de la grotte, au début du 19ème siècle, le fossile d'une dent gigantesque… Une molaire ayant appartenu au Géant évoqué ? Un géant qui retourne dans Le Livre des êtres imaginaires écrit par Jorge Luis Borges. Un géant à la façon de François Rabelais, qui aurait pu être le cinquième des "animaux fabuleux" de Sir Thomas Browne. Imaginons la dent dans la main de la personne qui vient de la trouver; là, se vit l'exceptionnelle élongation du temps entre fiction et science"

  • " - Fossile de savoir- "

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Des fragments d'informations étrangement éparpillés

"Cette fois-ci le réseau des savants provençaux sait qu'il s'agit d'une dent d'éléphant fossilisé. Ils cherchent alors à l'identifier et imaginent un Elephas Meridionalis comme celui qui fut découvert quelques années auparavant sur ce site. En comparant les types publiés en 1859 par Lartet, ils reconnaissent l'Elephas Antiquus fixé par le paléoanthropologue Hugh Falconer en 1847. Cet Elephas vivait dans les tufs des falaises. Sa décomposition s'est arrêtée sous l'action du carbone dégagé par les eaux douces calcaires descendues du massif de l'Etoile, qui l'ont engobé. Cela se passait à l'ère quaternaire débutante entre Pliocène et Pléistocène. Elephas Antiquus a vécu en Europe entre 1 million d'années (1Ma) et 100 000 ans avant nous, dans un climat tempéré. L'Elephas Meridionalis le précède et fonde la famille des mammouths.
La dent fossile est trouvée dans les tufs il y a plus de 150 ans, quand Gaston de Saporta y étudie la flore, quand Félix Timon-David collectionne les fossiles qu'il trouve là, sur ce plateau de la Viste qu'il habite. Qui, de l'un ou de l'autre, est le découvreur de la dent? Elle existe encore aujourd'hui car elle fut donnée sous forme d'un moulage au géologue et paléontologue Philippe Matheron, qui l'avait intégré dans sa collection privée. Avec son ami G. de Saporta et dans la tradition des réseaux de savoir provençaux depuis Peiresc, ils échangeaient leurs trouvailles et les éléments de leurs collections. Et ils marchaient, eux aussi."

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Marcher et rencontrer les grands animaux

"Du 9 au 17 octobre 1864, la Société géologique de France est réunie à Marseille. Ne croyez pas que ses membres vont rester enfermés en colloque! Ces messieurs et ces dames en chapeaux, cannes, chaussures et marteaux partent chaque jour dans des courses ou excursions à pieds vers Fuveau, Cassis, les Martigues, le long des vingt-quatre puits du tunnel de la Nerthe, à travers les ronces et les tufs du ravin de la Viste. Durant cette extraordinaire réunion itinérante- sept jours!- ils marchent avec P. Matheron le long du tunnel du chemin de fer que l'ingénieur Talabot a livré seize ans plus tôt. Matheron a suivi son percement sous le massif de la Nerthe, du piémont de l'Estaque à celui de Gignac, relevé et daté toutes les couches géologiques… En dessinant quotidiennement les fossiles rencontrés durant quatre années de travaux et 4638 mètres, il réalise alors la plus longue coupe paléontologique connue. Les membres de la Société ont pu voir son relevé dessiné, de 25 mètres de long, aujourd'hui disparu.

Sur ses feuilles et sur les collines, Matheron raconte "les os d'un saurien de taille colossale", le Rhabdodon Priscus, ou les oeufs fossiles de dinosaures. Il est bien le fondateur de la dinosauro-mania actuelle! Sur le piémont de Gignac, il révèle de façon fulgurante la plus impressionnante échelle de temps qui soit en Provence, du Crétacé inférieur aux Celtes de l'oppidum de la Cloche, juste au-dessus. Sur le Piémont de l'Estaque, dans les argiles rouges, il montre des fossiles, comme le maxillaire du Rhinoceros Minutus. Ils vont ainsi jusqu'au site de Roquefavour… Comme j'aurais aimé marcher avec cet immense découvreur!
La société suit également G. de Saporta et se retrouve dans le ravin de la Viste, sur le site de découverte de l'Elephas Antiquus. Le bulletin, édité annuellement par la Société, permet de garder la trace écrite de ces marches. La seconde série, qui va de 1844 à 1872, nous offre, au tome 21 page 495, le compte-rendu suivant :

- Séance du 15 octobre 1864, M. de Saporta présente quelques observations au sujet des travertins quaternaires qui couronnent les hauteurs de la Viste... Cette végétation (fossile), antérieure de fort peu à la nôtre, a servi d'abri aux grands pachydermes de l'époque quaternaire, et peut-être a-t-elle même offert un asile à cette humanité primitive dont les traces ont été retrouvées dans le diluvium des bords de la Somme.

Ainsi se trouve confirmée l'hypothèse que défend aujourd'hui le préhistorien Eugène Bonifay, du rapport de ces tufs avec les premiers établissements humains et leurs outils. Ce qui fait encore descendre la présence de l'homme dans le temps. Un peu plus loin, le texte va confirmer une autre hypothèse:

- C'est dans la partie tufacée caverneuse, au milieu d'un riche mélange de feuilles dicotylodènes, dans le quartier des Aygalades et à très peu de distance du point où s'est arrêtée la Société, qu'ont été découvertes, il y a quelques années, plusieurs dents de l'Elephas Antiquus couchées les unes près des autres et provenant sans doute de l'ensevelissement sur place d'un animal tout entier. La présence de M. de Saporta sur les lieux peu de temps après la découverte, lui permit de vérifier le gisement et d'obtenir, quoique avec peine, du propriétaire, le communication d'une de ces dents, qui a été moulée et examinée par MM. Lartet et Falconer, qui tous les deux n'ont pas hésité à y reconnaître l'Elephas Antiquus.

C'est donc bien G. de Saporta qui est à l'origine du moulage et on l'imagine bien le remettre à P. Matheron qui en fait le premier numéro de sa collection. Mais qui est ce mystérieux propriétaire si réticent? Pour qui connaît le fond du ravin, il est évident que la Société s'est arrêtée au niveau de la cascade, près du cimetière aujourd'hui. Là les tufs sont caverneux. Deux propriétaires à cette date se partageaient le site : M. de Castellane et M. de Forbin Janson, tous deux collectionneurs de curiosités.

Le petit bout d'Elephas Antiquus moulé et public - qui fonde le site - serait situé actuellement dans les réserves du Museum. Grâce à l'amabilité d'Anne Médard-Blondel, sa directrice actuelle, une recherche est faite pour retrouver le moulage et le photographier."

  • " - L'os est en plâtre- "
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Moulage de la molaire d'Elephas Antiquus

Page 21
Un éléphant rencontre une autoroute

"En 1940, lors de la construction de l'autoroute nord, au passage du ravin, les falaises ont été grattées par les machines. Dans une coupe, du côté "de la gendarmerie", un ramassage a été effectué par E.Bonifay, accompagné des préhistoriens Max Escalon et Henry de Lumley. L'ensemble du matériel paléontologique et archéologique trouvé alors est aujourd'hui inaccessible. Il est peut-être dans des tiroirs de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l'Homme (MMSH) d'Aix-en-Provence. Je suis partie à sa recherche comme une sorte d'archéologue des institutions du savoir. Si rien n'émerge de nos enquêtes, le moulage de la molaire d'Elephas Antiquus ne pourra rien nous apprendre, puisque le contexte dans lequel elle a été trouvée a disparu et qu'aucune analyse chimique ne peut être faite sur une copie en plâtre. Bref, une trouvaille formidable rendue stérile en données concrètes. Seulement un bel objet de collection… Quelle incompréhensible perte pour le savoir!

A ce moment de l'enquête, rien n'existe "en vrai". Pourtant Elephas Antiquus existe dans la tradition érudite. Des kilomètres de papiers discutant de l'éléphant ou se portant la contradiction courent le long des bibliothèques. Un étrange malheur semble frapper la transmission du savoir préhistorique in situ à Marseille. Pour la grotte du ravin comme pour celle des Riaux, près de l'Estaque, tout le matériel des fouilles semble avoir disparu. La grotte Cosquer est fermée suite à un dramatique accident dans son couloir d'accès. Voilà dessinée l'inaccessibilité du savoir… Je ne vois alors que deux hypothèses:

- L'Elephas a été inventé. Il peut s'agir d'une tradition populaire qui perpétue la tradition érudite née à Tunis il y a 1500 ans, tradition des "géants" récitée dans les livres touristiques et scientifiques consacrés au ravin. Alors, le fossile de dent rejoint dans une tradition poétique les animaux fabuleux et l'imaginaire de l'erreur, qui est aussi un vecteur de la continuité.

- Le tuf, qui conserve les micro-éléments d'une nappe d'eau douce a pris dans une concrétion la dent descendue d'ailleurs, avant d'être fossilisée là."

  • " - Leurres de traditions - "

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Roches de tuf