« La culture c’est ce qui nous sauve et il est consternant de constater qu’elle est absente des programmes »

Frank Cassenti, Cinéaste et metteur en scène
Publié le 13 mars 2022
Ecrire sur la culture peut paraître futile et secondaire au moment où aux portes de l’Europe, la Russie, sous la botte d’un dictateur, met à feu et à sang l’Ukraine, un état démocratique ! Eh bien non, si l’on veut bien entendre que c’est la culture qui nous émancipe, témoigne de notre histoire et nous alerte sur notre mémoire parfois défaillante qui nous conduit à répéter les mêmes erreurs.
C’est bien la culture qui nous met en garde et nous éclaire sur notre devenir. Il nous faut relire, L’Irrésistible ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht, revoir le tableau Guernica de Picasso, entendre le chanteur Victor Jara (1932-1973) assassiné par la dictature de Pinochet, Jean Ferrat chanter L’Affiche rouge et la lettre écrite par Missak Manouchian (1906-1944) avant d’être fusillé par les Allemands, donner à voir encore le film Shoah de Claude Lanzman, entendre Martin Luther King, Coltrane et Billie Holiday…
Les œuvres ne manquent pas qui témoignent de notre odyssée sur cette terre à commencer par les peintures rupestres depuis l’origine des temps. Ce sont toutes les formes d’expressions artistiques, magnifiées par des femmes et des hommes qui en rendent compte, parce que la culture est un bien commun, notre héritage le plus précieux.

La misère culturelle est une réalité
C’est à ce titre qu’elle doit être l’objet de toutes nos attentions et en particulier dans ces moments tragiques où la sauvagerie est à l’œuvre pour museler ceux qui résistent. J’ai le souvenir de Marie-Claude Vaillant-Couturier (1912-1996) me racontant comment au cœur de la nuit, dans les baraquements du camp de concentration, les femmes déportées, ses camarades, récitaient des poésies pour résister à l’anéantissement.
La culture c’est ce qui nous sauve et il est consternant de constater que cette question aussi « essentielle » est absente des programmes des hommes et des femmes qui briguent nos suffrages. Encore faut-il s’entendre sur ce que l’on entend par culture. Pour le candidat Macron, la culture fait partie du merchandising qui instaure pour la jeunesse le Pass culture. Une idée sortie tout droit d’une agence de marketing, à l’image des bons de promotions distribués à la caisse des supermarchés pour fidéliser la clientèle.

Toutes les enquêtes réalisées sur l’impact de ce « Pass » ont mis en évidence que les 300 euros offerts aux « jeunes » sont majoritairement utilisés pour l’achat de produits de consommation formatés en tête des box-offices. Ainsi, par un tour de passe-passe, l’argent retourne à l’argent. Bien sûr que la misère culturelle est une réalité, qu’elle est palpable et entretenue, et qu’elle touche en majorité les classes les plus défavorisées, mais l’accès à culture ne s’envisage pas seulement sous l’angle de sa marchandisation et de sa rentabilité à l’heure où les technocrates nous parlent des « industries culturelles ».

La culture en partage

S’il fallait redonner à la culture toute sa dimension, il faudrait commencer par ouvrir en grand les portes verrouillées de l’éducation nationale pour y laisser entrer la danse, le théâtre, la musique, le cinéma, le cirque… et tout cet univers fait de rires et de larmes que les acteurs et actrices du spectacle vivant nous transmettent. Savez-vous qu’on ne fabrique plus de pianos en France et que la moindre des choses serait qu’il y en ait un par établissement scolaire.
Il faudrait inviter les intermittents du spectacle à partager leurs pratiques pour le bonheur de tous. Des milliers d’emplois essentiels verraient ainsi le jour et la culture viendrait irriguer la vie dès le plus jeune âge pour toucher l’ensemble de la société. Il ne s’agirait pas d’enseignement à proprement parlé, mais d’un temps aménagé pour partager une expérience artistique avec des femmes et des hommes porteurs d’espoirs.
Proposer la culture en partage, c’est susciter le désir de la rencontre, de celle qui vous déloge et qui vous change. C’est créer du lien social en mettant en œuvre la transmission d’une émotion artistique qui ira aussi irradier le cercle familial. Pourquoi des salles polyvalentes d’expressions artistiques ne seraient-elles pas ouvertes dans les quartiers, dans les villes et les campagnes, partout où elles font cruellement défaut ?

La course à l’audience destructrice avec le privé

Des lieux de vie gérés en partenariat avec des artistes de tous horizons culturels en lien avec le monde associatif qui ne demande qu’à s’investir, pour revivifier les territoires. Ces expériences existent avec le succès que l’on sait, il suffit de les encourager et de les amplifier. La culture ne serait plus un luxe ou une posture, mais reliée intimement à la vie car elle est aussi indispensable que l’air qu’on respire.
Je vis à La Ciotat, ville de 35 000 habitants qui se targue d’être la ville des frères Lumière [Auguste, 1862-1954 et Louis, 1864-1948] et qui n’a rien trouvé de mieux que de construire à l’entrée de la ville, à côté du nouveau magasin Casino, un gigantesque multiplexe de huit salles avec restaurants, hôtels, halle marchande, ambiance Las Vegas garantie. Cette réalisation, qui a nécessité des millions de tonnes de béton et sans la moindre consultation citoyenne, se complète avec le projet d’expulser du centre-ville le cinéma historique Le Lumière avec ses trois salles Art et essai pour mettre à la place une nouvelle halle marchande !
Le collectif d’actions culturelles de La Ciotat a lancé en ligne une pétition « La culture ça urge ». Parler de culture dans un programme électoral, c’est faire l’état des lieux, et notamment celui du service public de la télévision qui au fil du temps a perdu son âme en détournant allègrement toutes ses obligations culturelles prévues dans son cahier des charges, pour se livrer à une course à l’audience destructrice avec le privé.

Défendre la culture c’est défendre la liberté de la presse
Le formatage des programmes n’aura jamais été autant à l’œuvre en recourant à toutes les recettes éculées du « forcing » émotionnel même si parfois, pour donner le change, des œuvres de création échappent à leur commanditaire. La concentration capitalistique des médias entre les mains des grands affairistes a muselé la liberté d’expression des rédactions en instaurant l’autocensure et la pensée unique pour diffuser l’idéologie de ses maîtres.
90 % des médias et des moyens audiovisuels sont entre les mains d’une poignée d’hommes d’affaires dont la seule préoccupation est d’absorber son concurrent dans une lutte mortifère au détriment du personnel et de la création. Défendre la culture c’est aussi défendre la liberté de la presse et son pluralisme. Il est temps de libérer les paroles et les gestes qui témoignent de la réalité de notre temps et de tout ce qui nous élève.

Combien d’artistes étrangers, « et nos frères pourtant », fuient, au risque de leur vie, la violence ou la misère, leur pays en guerre ? Ces lueurs dans la nuit qui ne demandent qu’à nous éclairer sont là, à nos portes. Ce sont « ces étranges étrangers » que chante Jacques Prévert. Ils sont cette culture vivante du « Tout-Monde », chargée de son poids de désir, une culture qui s’offre en partage pour être le premier et dernier rempart contre l’obscurantisme.
Alors oui, parlons-en vraiment de la culture, avec les mots qui nous viennent du cœur, avec tous les acteurs et actrices du secteur culturel pour convoquer les « Etats généreux » de la culture et lui redonner ensemble la place et les moyens qui lui reviennent, parce qu’elle est notre humanité. « Du fond de la nuit nous témoignons encore de la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore, qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent. » (Robert Desnos, extrait du poème Demain, 1942)