Témoignage d'une soignante sur la première vague de covid (à relayer !) :

«Quand on a pris nos postes ce jour-là, nos collègues nous ont dit : c’est pour ce matin. On a eu du mal à les croire, parce que c’était calme depuis deux semaines. Les lits étaient vides. On tournait au ralenti. On était le 16 mars. On a tranquillement fait nos tours. Tout avait été anticipé. On était en sureffectif, neuf infirmiers au lieu de six, quinze lits de réanimation supplémentaires, des soins continus aménagés pour accueillir des patients de réa. On se sentait prêts. On n’imaginait pas.

«Et puis, à 10 heures du matin, un premier patient est arrivé. La cinquantaine, en détresse respiratoire aiguë. Puis un deuxième. Puis un troisième, en l’espace d’une heure. Et ça ne s’est plus arrêté. Les patients arrivaient, la plupart avec déjà des symptômes de détresse respiratoire. On était en sureffectif, et pourtant on n’était pas assez. Il fallait intuber, poser des voies, préparer des drogues, monter des dialyses.

«Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’urgence, on la connaît. On sait la gérer quand il y a une entrée. Mais quand il faut en gérer plusieurs à la fois, on a beau avoir tous les effectifs du monde, ça n’est pas suffisant. Les normes d’hygiène changeaient d’une heure à l’autre : on devait changer de tenue entre chaque patient, puis porter la même pour éviter l’épuisement des stocks. Jeter le masque FFP2 en sortant des chambres, puis les conserver pendant quatre heures, puis six heures, puis huit heures sans interruption pour ne pas venir à en manquer.

«On était dans cette ambiance anxiogène où l’on ne connaissait pas bien l’adversaire, et où on ne savait pas à quoi on s’exposait. Les premiers jours, certaines de mes collègues avaient dépassé l’état de stress, à répéter sporadiquement qu’on allait tous mourir. On avait les informations données par la télévision, les quelques publications médicales de l’époque, les protocoles risque épidémique et biologique établis, l’équipement intégral qu’on n’avait jusqu’ici vu qu’en simulation plan nucléaire radiologique biochimique et chimique et dans les séries télévisées, et beaucoup d’incertitudes. Se désinfecter les mains, mettre son masque FFP2, en vérifier l’étanchéité, mettre une charlotte, des lunettes de protection, mettre une surblouse, redésinfecter ses mains, une paire de gants, deuxième surblouse, gants à nouveau, grande inspiration, et entrée dans les chambres.
«Là, c’était différent»

«Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que la plupart du temps, on a le temps pour gérer les détresses vitales. Les patients se dégradent progressivement, sur un temps suffisamment long pour qu’on puisse passer d’un masque haute concentration à de l’oxygénothérapie à haut débit, avant de se dire : "Il est temps d’intuber." Là, c’était différent. Je n’ai que trois années d’expérience en réanimation, mais une dégradation aussi foudroyante, c’était nouveau. On a été confronté à des patients cliniquement stables, sans signe annonciateur aux lunettes à oxygène, qui se sont dégradés et ont présenté une désaturation en oxygène majeure en l’espace de quelques minutes. On avait plus le temps de prendre le temps.

«Tous les patients étaient en urgence vitale, et il a fallu faire des choix pour sauver le plus de monde possible. Cette première journée, on a accueilli un patient d’une cinquantaine d’années. Respirant sans difficulté sous sa ventilation par masque à 10 heures, il s’est mis à désaturer à 10h15. Il perdait un point de saturation par seconde, on n’avait plus de temps d’installer un climat serein, de lui expliquer, de le préparer. Alors on a sorti le chariot d’urgence, et on s’est installés pour l’intuber. Je n’oublierai jamais la peur dans ses yeux. Dans l’agitation environnante, pour dissiper l’angoisse dans son regard, j’ai passé les drogues à ma collègue pour pouvoir lui tenir la main le temps de l’endormir afin qu’il ne soit pas seul. Et puis il a fallu continuer. On a continué à recevoir des entrées. Un patient de 60 ans, en arrêt à l’arrivée, qu’on n’a pas pu réanimer. On n’a même pas eu le temps de le rendre présentable, ni même d’éteindre le scope et le respirateur. Il a fallu travailler pendant toute l’heure suivante avec l’alarme d’asystolie en fond, parce qu’on n’avait pas même quelques secondes pour l’éteindre.

«Cette même journée, on a fait l’entrée qu’on redoutait tous. On a accueilli un de nos collègues, dans nos lits. Lui aussi en détresse respiratoire, sur le fil tendu du risque d’intubation. Mais on n’avait pas le temps d’avoir peur, pas le temps de réfléchir, alors il a fallu continuer à travailler.

«Je suis rentrée ce soir-là, avec une heure de retard, en ayant mangé en quinze minutes, avec trois décès et trois fois plus d’entrées, lessivée. Et les journées qui ont suivi ont été similaires. Accueillir, intuber, accompagner, et ne pas se laisser envahir par la peur. Ne pas raconter aux proches pour ne pas accentuer un climat déjà bien trop anxiogène. Ne pas instiller la crainte face aux questions des proches : "Mais vous êtes bien protégés ? Tu es sûre que tu ne risques rien ?" Rassurer ses parents alors qu’on n’est pas soi-même certain de ce à quoi on s’expose.

«Et on a continué les semaines suivantes. On a fini par avoir nos vingt-six lits de réanimation pleins, et une routine qu’on pensait ne pas connaître s’est installée. On a rencontré nos collègues infirmier·es anesthésistes, infirmier·es de bloc opératoire, intérimaires, qui sont venus en renfort. Nos anciens collègues partis à l’école d’infirmier anesthésiste ont mis leur formation en stand-by pour nous apporter du soutien. Mise en décubitus ventral. Gaz du sang. Mise en décubitus dorsal. Nouveau gaz du sang. Nouvelle cure, encore et encore. Réadapter nos protocoles de sédation quand les médicaments ont commencé à manquer. Diminuer la curarisation quand les stocks ont commencé à s’écouler. Tentative de réveil, polypnée, désadaptation du respirateur, nouvelle sédation. Appeler les familles pour expliquer l’absence d’amélioration, et entendre la détresse à distance sans pouvoir rassurer. Avec une moyenne d’un à deux mois d’hospitalisation, quand on est habituellement aux alentours de deux semaines. On a vécu les mêmes journées de tentatives avortées que dans Un jour sans fin.
«Plus de décès en quelques semaines qu’en une année d’exercice»

«J’ai vécu beaucoup de situations difficiles au cours de ma courte carrière. Mais ces quelques semaines, cette peur dans les yeux des patients, la détresse des familles au téléphone, dans l’impossibilité de venir rendre visite à leur proche, je ne l’oublierai jamais. Le silence des couloirs, habituellement rythmé par les visites et l’interphone, seulement brisé par les alarmes de scope. Appeler les familles à 9 heures, les rappeler à 17 heures, les entendre décrocher à la première sonnerie, accrochés aux quelques minutes de conversation à défaut d’une vision de leur proche.

«On a eu des mots. Des livraisons. Des retours. Des appels. On a eu des lettres de témoignages de famille, qui nous ont raconté leur quotidien. Il y en a une que je n’ai pas oubliée. C’était la femme d’un patient, qui nous racontait avoir appelé le Samu pour son mari, l’avoir vu partir en ambulance, et ne jamais revenir. Elle nous a raconté la détresse du deuil sans la dernière visite ; la soudaineté et l’irréalité totale de ce qu’elle venait de vivre. Dans nos combinaisons, on a été les dernières personnes à accompagner son mari.

«Plusieurs de mes collègues ont eu des proches, des parents, hospitalisés dans d’autres réanimations de l’hôpital. Mais il a fallu tenir. J’ai vu plus de décès en quelques semaines qu’en une année d’exercice. Des personnes qu’il a fallu mettre dans des housses, sans toilette mortuaire, sans famille pour les accompagner. Des personnes dont les proches n’auront jamais eu la possibilité de visites et d’accompagnement.

«Aujourd’hui, on demande aux gens de respecter la distanciation physique et de porter des masques. Alors oui, c’est chiant, ça tient chaud, mais en comparaison de tout ce qui s’est passé, de toutes ces choses qu’on a pu voir, c’est peu. Si nous sommes amenés à recommencer ces semaines d’angoisse, on recommencera. Mais pour être tout à fait honnête avec vous, j’aimerais ne pas avoir à revivre ça une deuxième fois. Alors portez vos masques. Respectez la distanciation. Et si vous en doutez, pensez que derrière ces chiffres d’hospitalisation, ces 30 000 décès, il y avait des vraies personnes, avec une vie, une famille, et des soignants qui ont dû apprendre à gérer des situations pour lesquelles personne n’est jamais vraiment tout à fait prêt.

«Si vous n’êtes pas à risque, pensez aux autres.»